POUR UN PROJET EUROKEYNESIEN
Les défis colossaux qui se présentent à la France et à l’Union européenne, que ce soit la crise climatique et énergétique, l’accroissement insupportable des inégalités, notre perte de souveraineté sur les plans industriels et technologiques, la nécessaire transition agricole, pour n’en citer que quelques-uns, imposent la rupture avec le modèle néolibéral et monétariste et avec l’idéologie du « tout marché » qui ont prévalu ces dernières décennies dans la conduite de la construction européenne et dans celle de la politique de notre pays.
Ce modèle néolibéral/monétariste a en effet été la cause principale du déclin de notre pays et de celui de l’Union européenne, même si certains de ses Etats-membres ont cru pouvoir bâtir leur avenir sur des succès économiques qui seront de fait sans lendemain : en imposant sans vision une politique rigide d’austérité, il a ligoté les capacités de nos pays à assurer leur présent et à préparer leur avenir.
Seule une approche globale fondée sur la mise en œuvre d’un nouveau modèle économique et des conditions nécessaires à son succès pourra permettre de nous donner les moyens de changer de cap et de surmonter les difficultés historiques auxquelles nous faisons face.
Ce nouveau modèle devra d’abord rendre aux Etats-membres leur pleine souveraineté sur les activités stratégiques et les « biens communs » (la défense, l’énergie, les grandes infrastructures de transport, l’eau, la santé etc…) en les soustrayant si nécessaire aux lois du marché ; il devra aussi redonner à l’Etat le rôle central dans le pilotage de l’économie qui lui permettra de défendre efficacement l’intérêt général. Ce rôle central redonné à l’Etat – et dans le cadre de l’union européenne à ses institutions- imposera le renouveau démocratique de son fonctionnement afin d’en garantir la légitimité.
Ce nouveau modèle continuera à privilégier l’économie de marché pour le reste de nos activités économiques. Il répondra à l’impératif de relance industrielle de notre pays et de l’Union européenne, garante de notre indépendance et de la pérennité de notre protection sociale. Mais il sera aussi conçu pour répondre avec une vision de long terme aux autres grands enjeux, climatique, énergétique, migratoire, de justice sociale, fiscale et de souveraineté.
Répondant à l’ensemble de ces impératifs, le nouveau modèle que propose l’Engagement, baptisé « Eurokeynésianisme », est à même de rallier autour de lui l’ensemble des forces, de la gauche au centre-droit, qui devront s’en emparer dans un mouvement unitaire afin de renouer avec tous les Français des couches populaires et des classes moyennes puis de les rassembler autour d’une perspective nouvelle d’espoir et de progrès.
Pourquoi parler de modèle économique ?
C’est précisément à cause d’un revirement de modèle qu’est né le fossé qui n’a cessé de s’élargir entre la gauche au pouvoir et ses électeurs. Or la fonction d’un modèle économique est de fournir le socle capable d’accroître la crédibilité comme la cohérence d’une ligne politique. Le drame de la France s’est noué dans les années 90 lorsqu’une majorité d’électeurs a compris que la gauche n’offrait plus le modèle susceptible de répondre aux revendications d’égalité et de justice sociale qu’elle prétendait satisfaire.
Dès lors un divorce s’est lentement installé entre les partis qui incarnaient la gauche élargie et les couches sociales qu’ils représentaient, se laissant de surcroît gagner par un sentiment de trahison. Cette situation a conduit à ne plus distinguer aussi nettement qu’autrefois le clivage droite-gauche. Cette perte d’identité comme de repères ont entraîné une anxiété légitime du peuple face à l’avenir, puis une colère qui s’est transformée ces dernières années en une véritable sécession par les urnes. Ainsi a-t-on vu les citoyens enthousiastes de mai 1981, leurs enfants puis leurs petits-enfants, qui ont pourtant fait preuve de résilience, fuir en désespoir de cause vers l’abstention ou pire se reporter vers des extrémismes menaçant la République et la démocratie.
Dans quel modèle économique les partis de gauche se sont-ils englués au point de créer la crise politique que nous traversons ?
Dans une économie de marché, il n’y a que deux visions économiques envisageables au regard des règles connues : l’approche libérale classique ou l’approche libérale keynésienne. La première privilégie fortement « l’offre », c’est-à-dire le profit des entreprises, et laisse les marchés dérégulés décider finalement de l’intérêt général ; la seconde soutient principalement la « demande effective », en permettant au contraire à l’Etat de « socialiser l’investissement » et ainsi de « domestiquer les marchés ».
Il paraît évident qu’une politique authentique de gauche ne peut que choisir le libéralisme keynésien qui défend l’emploi plutôt que la lutte contre l’inflation, la relance plutôt que l’austérité ou combat la croissance non durable. Lui seul peut permettre de promouvoir une vraie politique des revenus et de redistribution des fruits de la croissance, assurer la transition écologique et énergétique de façon juste et rapide, conforter la protection sociale et l’éducation, renforcer les services publics et répondre aux aspirations de bien-être des catégories populaires ou moyennes de la population.
Or, après le virage économique et idéologique de mars 1983, les socialistes n’ont pas su s’extirper des contradictions auxquelles ils ont été confrontés avec l’échec du programme keynésien sur lequel F. Mitterrand a été élu. Ce programme fondé sur une relance par la consommation, s’est en effet heurté à une forte contrainte extérieure comme à un décalage conjoncturel, en regard des aspirations libérales (devenues néolibérales) de nos voisins européens ainsi que de la volonté de nos « alliés » américains d’imposer une globalisation totale des échanges mondiaux. Cette nouvelle configuration a amené le parti socialiste (PS) à commettre une faute politique grave qui l’a conduit au seuil de la disparition et a mené la gauche dans l’ornière d’aujourd’hui.
Le PS a décidé de quitter définitivement le keynésianisme pour coller le mieux possible, tout en s’y adaptant, au néolibéralisme triomphant. Ce tournant malheureux eut lieu en novembre 1985 lors d’une convention nationale du PS qui devait adopter un nouveau programme socialiste. Au choix proposé par Dominique Strauss-Kahn, chargé du projet socialiste, d’un « keynésianisme européen », les caciques du PS préférèrent (en piétinant leurs promesses et en abandonnant leurs électeurs) s’aligner sur nos partenaires européens, sous prétexte qu’on n’avait aucune chance de les convaincre.
Comme il fallait sauver les apparences face à ce défaitisme peu glorieux, les socialistes habillèrent leur revirement d’un artifice maladroit, à savoir un soi-disant « accompagnement » du nouveau modèle néolibéral. Celui-ci consistait (comme le proclamera plus tard Pascal Lamy, ancien conseiller de Jacques Delors et directeur général de l’Organisation mondiale du commerce) à promettre de mieux redistribuer que la droite les fruits d’une croissance redevenue, pensait-on, forte et profitable à tous.
Puis, inspirés par le « blairisme » d’outre-Manche, les socialistes versèrent franchement dans le social-libéralisme avant de basculer, en un réflexe de survie, dans les errements de la « gauche américaine » : priorité à la défense des minorités, aux luttes anti-racistes, postcoloniales, indigénistes, relecture et réécriture militante de l’histoire, bref au « wokisme ».
En se rabattant sur les combats sociétaux, le PS a ainsi fait vœu d’impuissance et renoncé à sa raison d’être historique qu’était le combat économique et social. Pire, en se compromettant dans une fable néolibérale qui a objectivement conforté les grands intérêts financiers, creusé les écarts de revenus au détriment des plus faibles et déstabilisé la société, il s’est aussi renié. Il a fait le lit de l’extrême gauche et de LFI qui, tournant le dos à plus de deux siècles d’histoire, prétendent désormais qu’être de gauche se résume à combattre les discriminations.
Mais ce triste épisode a permis au moins de montrer que le choix du bon modèle économique est la condition indépassable de tout projet sincère visant à réduire les injustices et les inégalités.
Pourquoi un modèle keynésien redevient-il crédible ?
D’abord parce que l’histoire nous a montré qu’un tel basculement survient lorsque se transforment des rapports de force internes mais plus encore ceux entre les puissances sur la scène mondiale. Ainsi les Américains, grands vainqueurs de la dernière guerre, ont-ils imposé en 1945 une phase keynésienne qui, en contrepoint du libéralisme débridé ayant conduit au krach de 1929, correspondait à leurs intérêts du moment.
De même, soucieux d’étendre les marchés de leurs firmes et profiter de la période postcommuniste, les Américains ont-ils conduit le monde dès le milieu des années 70 à un retournement du cycle keynésien, pourtant à l’origine des Trente Glorieuses, pour adopter le néolibéralisme globalisé d’aujourd’hui. Ce sont aussi les rapports de force de la fin des années 80, défavorables à la France face à l’Allemagne réunifiée qui ont amené l’adoption du même modèle néolibéral, gonflé d’ordo-libéralisme, que l’on retrouve dans le traité de Maastricht et à la base des actuelles politiques austéritaires.
Aucun modèle économique n’est donc par nature immuable ou intangible et leurs revirements sont au contraire à la source des mouvements de l’Histoire.
Or, ce sont bien de nouveaux rapports de force qui refaçonnent la planète sous nos yeux. Comme le montrent l’affrontement sino-américain, les bruits de guerre dans l’Indopacifique, la tragédie ukrainienne ou sur le plan diplomatique, la formation des BRICS+ suivie de l’Organisation de Coopération de Shanghai, le multilatéralisme occidental va s’effacer devant la multipolarité voulue par le Sud Global.
Ce monde nouveau, nourri d’isolationnisme, va se fracturer en blocs politiques qui deviendront immanquablement des blocs commerciaux rivaux. Recentrés sur leur marché intérieur, devenus plus protectionnistes, ils conduiront à la transformation des échanges mondiaux : le libre-échange généralisé va laisser place progressivement à un commerce régionalisé où les échanges intra-zones l’emporteront sur les échanges inter-zones. Sauf pour les marchés qui sont par nature globalisés, comme ceux qui relèvent des hautes technologies ou d’une forte spécialisation (l’aéronautique civile ou le spatial par exemple).
L’Europe, un des trois blocs principaux avec l’Asie et l’Amérique du Nord, n’échappera évidemment pas à ce bouleversement séculaire, d’autant que la volonté de décarboner son industrie va la conduire, sous peine de subir une concurrence insupportable, à relever ses taxes aux frontières. C’est précisément ce nouvel environnement international qui ouvre une fenêtre d’opportunité aux forces de gauche pour défendre le renversement de la logique néolibérale du traité de Maastricht au profit d’un modèle « eurokeynésien ».
Quelle description donner de ce modèle eurokeynésien ?
L’eurokeynésianisme consiste à transposer dans un cadre européen confédéral un ensemble de dispositions fondées exclusivement sur les idées de l’économiste britannique John Maynard Keynes, celles-là mêmes qui furent à l’origine des Trente Glorieuses.
Son principe général repose sur l’inversion des priorités de la politique économique : au lieu de piloter l’économie en soutenant fortement « l’offre », c’est-à-dire les profits des entreprises, on la pilote en appuyant principalement la « demande effective » qui est celle qu’anticipent les chefs d’entreprise auprès de leurs clients (ménages, entreprises, administrations).
On ne croit plus aux vertus de marchés qui soi-disant s’auto-équilibreraient mais à l’action d’un Etat qui intervient pour en corriger les dérives ou les insuffisances. C’est le cas sur le marché du travail où selon J.M. Keynes, on se retrouve le plus souvent en « équilibre de sous-emploi » car le salaire y est vu comme un coût affectant les profits et non comme un revenu alimentant la demande, donc les débouchés. Il faut par conséquent que l’Etat, grâce à des politiques de relance fondées strictement sur le multiplicateur d’investissement, intervienne pour regonfler les carnets de commande et regagner la confiance des entrepreneurs au point d’atteindre un « équilibre de plein-emploi ».
Si l’inflation apparaît (au-delà de 4% et non de 2% comme le détermine arbitrairement aujourd’hui la banque centrale européenne – BCE)), cela signifie que l’on a surestimé les capacités de l’appareil de production. Même si l’on sait que le plein-emploi implique souvent une faible inflation (dite par la demande), on contrôle néanmoins celle-ci par un « plan de stabilisation » ou « plan de refroidissement » qui consiste à freiner cette légère surchauffe économique par une ponction fiscale. Ce « stop and go », comme on le faisait avant le retournement des années 80, est bien plus juste et plus efficace que les politiques austéritaires successives auxquelles le néolibéralisme nous a habitué.
Bref, plutôt que de compter sur l’illusoire « allocation optimale des ressources », l’Etat reprend la main sur les marchés en favorisant la croissance avant d’en redistribuer plus équitablement les fruits au nom de l’intérêt général. Une telle politique doit cependant s’exercer dans un espace relativement protégé (normes, droits de douane, fiscalité, etc.), afin d’éviter les concurrences déloyales, les délocalisations et les fuites de capitaux, tout en se révélant suffisamment vaste pour garantir aux diverses activités des débouchés importants et des économies d’échelle concurrentielles.
Elle doit aussi encourager l’innovation et l’exportation, en particulier de produits et prestations à forte valeur ajoutée, pour maintenir la compétitivité et le dynamisme d’un appareil productif confronté à une concurrence internationale rééquilibrée et régulée par un protectionnisme intelligent.
Comment ces idées de Keynes, seules opposables au libéralisme orthodoxe, pourraient-elles refonder l’Union Européenne ?
Dans une Europe keynésienne recentrée sur son marché intérieur décarboné et ayant renoncé à un libre-échange souvent déloyal au profit du commerce international administré, les gouvernements s’accorderaient sur des plans de relance exclusivement par l’investissement et non par la consommation, ciblés sur des branches ou des secteurs en surcapacités de production. Ceux-ci, dans le cadre d’une solidarité ordonnée et non plus d’une concurrence entre Etats-partenaires, répondraient aux besoins d’ajustement de l’appareil européen de production, d’adaptation de sa productivité comme de sa compétitivité, d’accélération de la transition écologique et de l’effort de défense, de développement de l’innovation, d’infrastructures ou de grands projets d’intérêt mutuel tout en permettant aux Etats en équilibre de sous-emploi de retrouver un équilibre de plein-emploi.
Ces programmes s’inscriraient dans un marché unique progressivement harmonisé tant sur le plan fiscal, bancaire que normatif. Ce marché unifié conduirait les actuels paradis fiscaux intérieurs (Irlande, Luxembourg, Pays-Bas, Malte) à renoncer à leurs privilèges et réduirait les déséquilibres nés de législations différentes entre Etats-membres sur le plan social ou environnemental. Les plans de relance seraient financés si nécessaire par un endettement commun (euro-obligations) et des ressources nouvelles tirées de tarifs douaniers (tarif extérieur commun) réajustés ou des taxes carbones aux frontières de l’UE. En subordonnant la politique de concurrence souvent contre-productive à la politique industrielle, l’Europe qui ne cesse de reculer, retrouverait sa place d’excellence dans la compétition internationale.
Cette Union Européenne, après redéfinition du mandat de la BCE, abandonnerait les politiques austéritaires inspirées du pacte budgétaire et de l’ordo-libéralisme pour prioriser une croissance douce, de l’ordre de 3%, stable, équilibrée, forte en emploi qui s’inscrirait résolument dans une économie circulaire. Loin du productivisme d’autrefois, l’eurokeynésianisme assurerait bien mieux que le néolibéralisme avide et trompeur d’aujourd’hui, une transition écologique devenue vitale pour la survie sur Terre.
Peut-on convaincre nos partenaires d’adopter ce modèle ?
Plusieurs de nos partenaires de l’Union européenne seraient bien sûr hostiles de prime abord à ce projet. La nature de la construction européenne des années 50 fondée, sous influence française, sur un marché commun relativement protégé du reste du monde, a été détournée progressivement, sous la pression allemande puis britannique, vers un européisme mondialisé et très libre-échangiste. C’est ce revers conceptuel qu’il nous faut effacer, sans nous méprendre sur les obstacles à surmonter.
Mais comme nous l’avons vu, le monde change et l’Europe néolibérale doit désormais affronter ses profondes contradictions : son inefficacité à conduire les ruptures technologiques ou à en tirer profit ; son aversion à toute politique industrielle et à la constitution de « champions » susceptibles de rivaliser avec les grands groupes mondiaux, américains ou chinois ; sa frilosité à investir suffisamment au bon moment et dans les bons secteurs ; ses indulgences incompréhensibles et inacceptables face à la déloyauté des échanges internationaux ou aux excès de la finance.
Au-delà de l’emprise qu’exercent l’esprit ordo-libéral et le libre-échangisme mondialisé sur les élites bruxelloises, les causes de cette impuissance sont connues : les égoïsmes nationaux qui, en se heurtant, entravent les décisions et une architecture juridique comme institutionnelle paralysante. Le constat est sans appel. Le décrochage de la croissance européenne par rapport à celle des Etats-Unis, le recul de secteurs technologiques où elle brillait il y a encore peu (exemple du spatial !) traduisent le déclin de notre continent.
Dans l’ordre interne, les inégalités criantes, les fracturations sociales et la paupérisation de pans entiers de la population entretiennent des tensions permanentes, un climat de violence, un repli sur soi et la montée très préoccupante de la délinquance organisée, souvent associée au communautarisme. L’Europe s’efface progressivement de l’Histoire, se vassalise, pendant que ses sociétés se délitent.
Cet échec de l’Europe de Maastricht qui est aussi celui de l’Europe allemande, explique les poussées menaçantes de l’extrême droite mais, face aux déconvenues qu’elle suscitera, peut convaincre demain les opinions de la nécessité d’un changement de modèle économique. Et il n’y en a qu’un autre possible : celui que les membres de l’Engagement appellent « eurokeynésianisme ».
Quelle stratégie pour réorienter la construction européenne ?
La gauche française doit s’emparer des opportunités qu’offre ce moment particulier de l’Histoire pour se rassembler à nouveau, retrouver une majorité autour de programmes construits sur un socle eurokeynésien et revenir à la tête du pays. Il lui appartiendra alors de jouer sur les contradictions que nous venons de relever et d’autres qui émergeront, pour redonner une voix à la France face à ses partenaires afin de leur expliquer que le chemin choisi jusqu’à présent par l’Europe n’est pas le bon.
Sur quels atouts peut-elle compter ? Le premier consiste à faire confiance à la démocratie. Si un gouvernement de gauche eurokeynésien parvenait au gouvernement de la France, cela ne laisserait aucun citoyen indifférent hors de nos frontières et inspirerait dans toute l’Europe beaucoup de partis qui lui seraient proches. On peut alors imaginer que petit à petit, au fur et à mesure de succès électoraux, un nouveau rapport de force politique s’installerait dans les institutions européennes et que l’état d’esprit dominant s’inverserait en faveur d’un retour aux idées de Keynes.
Le deuxième atout, c’est le dialogue inter-gouvernemental dans les arcanes ou les instances bruxelloises. Le poids de la France face à ses 26 partenaires compterait de nouveau car celle-ci, quittant son rêve chimérique de fille aînée d’une Europe néolibérale et sa posture de démiurge impuissant, serait perçue comme l’artisan possible d’une nouvelle architecture européenne, d’un nouvel élan et d’un nouveau destin pour le continent. Certains des partenaires de la France se rapprocheraient sans doute de ses positions et celle-ci pourrait espérer construire des alliances qui lui seraient favorables.
Mais ces scénarios n’excluraient probablement pas une grave confrontation sur notre continent née de clivages idéologiques radicaux ou de sensibilités différentes et n’empêcheraient pas de fortes turbulences politiques. L’opposition à la perspective d’un retournement du modèle économique européen serait à la mesure des intérêts nationaux, financiers que celui-ci menacerait ; des profits qu’il mettrait en cause ; des carrières qu’il bouleverserait. Derrière le modèle néolibéral, se trouve la ligne atlantiste formée des pays dits « frugaux » et de ceux qui, trop reconnaissants envers l’Amérique de les avoir sauvés du joug communiste, ne se fient qu’à son parapluie pour leur défense ou s’en font les soutiens complaisants.
Une France eurokeynésienne devra se préparer à un affrontement avec ses principaux partenaires tant sur les plans institutionnels que juridictionnels. Notre pays ne pourrait mener son combat contre le néolibéralisme européen et à plus forte raison celui en vue de changer le modèle maastrichtien, qu’en regagnant des marges de souveraineté dont il s’est laissé déposséder dans les traités, en négociant comme d’autres pays l’ont fait (Danemark, Grande-Bretagne en son temps, Irlande) des options de retrait et en contestant certaines dispositions ou jurisprudences du droit européen. On n’échapperait donc pas à une crise politique majeure et durable, quasi inévitable, dans une phase de transition à l’eurokeynésianisme née des premières revendications de la France.
Celle-ci disposerait de plusieurs instruments pour faire valoir ses vues et favoriser la transition vers l’eurokeynésianisme. Sur le plan politique, la France pourrait s’appuyer sur des coopérations renforcées et des minorités de blocage pour défendre ses intérêts et ceux de l’Union. Outre les options de retrait, elle pourrait mener une politique de la chaise vide et relancer le compromis de Luxembourg obligeant les Etats membres à trouver un accord lorsqu’une question concerne l’intérêt vital d’un autre Etat-membre. Elle pourrait enfin bloquer l’adoption à l’unanimité du budget pluriannuel de l’Union.
En matière juridique et institutionnelle, la France pourrait, grâce à une révision constitutionnelle, affirmer clairement la primauté de la constitution française sur les traités européens. De plus, la théorie de la loi-écran, abandonnée dans les années 90, pourrait être réactivée afin d’affirmer la supériorité des lois nationales postérieures au droit dérivé européen. Dans le même esprit, la France pourrait évoquer à son bénéfice les principes de proportionnalité, de réciprocité et de subsidiarité.
Enfin, au plan économique, la France pourrait mettre en œuvre la préférence communautaire comme elle le fait déjà en matière de défense, décider de mesures fiscales unilatérales, mobiliser des normes sanitaires, sociales et environnementales pour rééquilibrer la concurrence internationale, demander l’exclusion du champ d’application du pacte de stabilité et de croissance de certaines dépenses d’investissement, obtenir l’attribution de la plus grande partie des droits de douane au pays de destination finale des marchandises importées, exiger la mise en œuvre de sanctions pour les Etats membres affichant des excédents excessifs et durables de leur balance des paiements, demander la mise en place de mesures de sauvegarde.
Faut-il avoir peur d’une telle confrontation ? Une crise politique lorsqu’elle est nécessaire, est le moyen le plus civilisé en régime démocratique pour lever les contradictions qui minent une structure supranationale comme l’UE et en poursuivre la construction. Elle ne signifie pas forcément le chaos, institutionnel, économique ou social, et peut conduire à des tensions contenues, maîtrisées, que seuls les suffrages des citoyens finissent par lever.
N’oublions pas que d’autres pays ont connu pire dans leur processus d’unification : L’Allemagne ou l’Italie ont subi des conflits armés avec leurs voisins accompagnés de longues périodes de troubles (le Risorgimento italien par exemple a duré dès avant 1848 jusqu’au accords du Latran en 1929 ; l’unification allemande à partir de 1818 a connu un épisode révolutionnaire, des échecs et plusieurs guerres, pour n’être proclamée qu’en 1871 dans la galerie des Glaces du château de Versailles). Les Etats-Unis ont vécu la terrible guerre de Sécession qui opposait déjà deux modèles économiques : celui des Etats industriels et abolitionistes du Nord à celui des Etats agricoles et esclavagistes du Sud. Enfin, il faut toujours parier sur les convulsions imprévisibles de l’Histoire pour réduire des querelles inextricables et enclencher une dynamique insoupçonnée.
Que propose L’Engagement ?
Tout montre que le modèle maastrichtien risque de se révéler fatal pour l’avenir de l’Union. Le marché unique, qui porte mal son nom, produit des déséquilibres, notamment fiscaux et sociaux qui s’accroissent entre les Etats-partenaires et deviennent insupportables. Loin des promesses de convergences que revendiquent les néolibéraux, ceux-ci créent des tensions permanentes qui peuvent entraîner une implosion politique.
Que penser d’une Allemagne qui reproche sur un ton moralisateur ses déficits à sa vieille rivale la France, alors qu’elle bénéficie depuis plus de vingt ans d’une monnaie ou de traités de libre-échange adaptés à son économie et utilise ses énormes excédents extérieurs pour investir principalement en Chine et aux Etats-Unis plutôt que sur le continent ? L’échec de plus en plus visible de sa vision économique à l’aune des pressions géopolitiques actuelles, ne l’empêche malheureusement pas de poursuivre ses erreurs, tant pour elle-même que dans les instances européennes où elle ne cesse de renforcer son influence.
L’Engagement salue les efforts de tous ceux qui tirent la sonnette d’alarme et tentent d’infléchir cette course vers le décrochage où nous conduit « l’Europe allemande ». C’est le cas de Mario Draghi, qui après avoir sauvé l’euro, nous rappelle opportunément que sans des investissements de l’ordre de 800 milliards d’euros par an dans les secteurs clés, accompagnés d’une vraie politique industrielle, l’Europe va décliner face à ses concurrents (l’écart de PIB entre l’UE et les Etats-Unis est ainsi passé de 15% en 2002 à 30% en 2023 ; depuis 2019 la productivité du travail a augmenté de 0,5% par an dans l’UE contre 1,6% aux Etats-Unis), qu’ils soient alliés comme les Etats-Unis ou « systémiques » comme la Chine. C’est également le cas d’Enrico Letta. Même si on peut être en désaccord avec ses préconisations, il a le mérite, dans un document remis au Conseil européen en avril 2024, de souligner les insuffisances du marché unique en termes de compétitivité.
Si ces deux rapports vont dans le bon sens, ils ne soignent pas suffisamment une plaie qui s’aggrave. Pour y parvenir, il faudrait modifier à l’unanimité les traités européens et changer au préalable de chemin en s’orientant vers un projet de type keynésien grâce aux mesures transitoires que nous préconisons. Bien sûr, nous ouvririons ainsi un horizon lointain et ardu.
À l’évidence, nous devrions instaurer avec nos partenaires des rapports de force évolutifs et délicats, affronter des oppositions majeures et construire de nouvelles alliances européennes. Mais c’est bien cet horizon que réclament nos électeurs lorsqu’ils pénètrent dans l’isoloir et que la gauche ne sait plus depuis longtemps leur offrir. C’est ce même horizon qui amènerait une clarification du clivage droite/gauche et apporterait une boussole politique à des citoyens désabusés. En lui redonnant sa force et sa raison d’être, le retour de ce clivage renforcerait de nouveau l’assise démocratique et républicaine de la nation et éloignerait la menace des extrêmes.
Voilà pourquoi L’Engagement propose son modèle « eurokeynésien » aux forces de gauche et du centre de notre pays, aux salariés des classes populaires ou moyennes comme aux commerçants, aux catégories intellectuelles supérieures, aux artisans ou aux chefs d’entreprise qui forment le tissu de nos TPE-PME-PMI.
Celui-ci pourrait servir de socle commun aux programmes politiques des partis qui les représentent et devenir l’amorce d’une nouvelle union électorale. Ainsi du centre droit et de la gauche souverainiste jusqu’aux socialistes et aux écologistes, pourrait se mettre en place un nouvel arc républicain susceptible de rassembler à nouveau la majorité des Français avant de répandre son message d’espoir dans toute l’Europe.
Janvier 2025
CETA : Un déni de démocratie
Le traité de libre-échange aussi appelé « Comprehensive Economic and Trade Agreement » (CETA)...
« Bug » mondial Crowdstrike : sortons enfin de la dépendance numérique !
Le 19 juillet dernier, une panne informatique mondiale a mis à terre de nombreux systèmes...
Propositions pour un nouveau programme économique
A l'heure où se forme un nouveau gouvernement, rien n'a changé depuis juillet !Le résultat des...
Verney Carron un fleuron français menacé !
Le 12 février, Verney-Carron, le plus prestigieux fabricant de fusils en France, a été placé en...
Enseignement privé, l'absolue nécessité du contrôle de l’État !
L’affaire Bétharram (du nom de l’établissement privé collège-lycée catholique « Notre Dame de...
Élection du Président du Conseil Constitutionnel : le retour de la Reine !
La reine est morte, vive la REN !Les partis RE (Renaissance) du Président Macron et RN...