EUROKEYNÉSIANISME CONTRE ORDOLIBERALISME
VERS UN NOUVEAU MODELE ECONOMIQUE EUROPEEN
L'eurokeynésianisme est un modèle économique dérivé du postkéynésianisme, favorisant le soutien à la demande grâce à des investissements industriels ou écologiques ciblés et massifs dans le cadre d’une relance européenne concertée, qui s’appuie aussi sur un protectionnisme socio-écologique raisonné. Il s’oppose au modèle néo et ordolibéral privilégiant l’offre, la dérégulation, le libre-échange et la concurrence, sur lequel sont construits les traités européens. Seul opposable en économie de marché à l’orthodoxie classique, ce modèle est issu de travaux récents de L'Engagement qui s’inscrivent dans le prolongement des analyses d’Arnaud Montebourg. Il défend le principe qu’un retour aux idées et politiques économiques prônées par l’économiste britannique John Maynard Keynes, telles qu’exprimées dans sa « Théorie Générale de l’Emploi, de l’Intérêt et de la Monnaie », devient possible et nécessaire, à condition de l’envisager à la seule échelle pertinente qu’est l’actuelle Union Européenne.
HISTORIQUE
L’idée d’un « keynésianisme européen » remonte à la convention nationale du Parti Socialiste (PS) des 8 et 9 novembre 1985. A cette époque, le PS prépare les élections législatives du 16 mars 1986 qui s’annoncent difficiles pour le gouvernement de gauche en place sous la direction de Laurent Fabius. Le PS confie à Dominique Strauss-Kahn, chargé des études au secrétariat national de ce mouvement, la responsabilité d’élaborer le programme socialiste. Celui-ci souligne alors « qu’un keynésianisme à l’échelle européenne n’aurait pas les inconvénients d’une relance purement nationale qui […] se traduirait par un déficit de nos échanges […]. Mais […] les Européens devraient accepter l’idée de renforcer leur protection face aux Etats-Unis et au Japon afin que l’Europe cesse d’être une passoire extraordinaire ». Cette orientation se heurte cependant au scepticisme des autres membre de la direction du PS « compte tenu de l’attitude des partenaires de la France » (« Un keynésianisme européen », Le Monde du 12 novembre 1985). Le keynésianisme est à cette époque en plein déclin face à la montée triomphante du néolibéralisme qui s’affirme au FMI, à la Banque Mondiale ou à l’OCDE mais aussi dans les sphères européennes dominées par la volonté libre-échangiste des Allemands, confortée par certains Français. Le principe de son extension à l’échelle européenne est ainsi abandonné puis totalement oublié en même temps que se démode partout dans le monde la théorie du soutien à la demande effective.
C’est ce principe que reprend quarante ans plus tard notre formation politique, héritière du courant républicain et souverainiste de gauche, à la faveur de la démondialisation amorcée par un retournement géopolitique planétaire spectaculaire (réaffirmation des logiques impériales russes, chinoises et américaines ; retour des conflits de haute intensité en Europe avec la guerre en Ukraine ; Brexit ; stagnation de l’Union européenne etc…) et l’avènement d’une régionalisation des échanges (développement d’accords de libre-échange bilatéraux, crise du multilatéralisme et de l’OMC, hausses de droits de douane initiées par les Etats-Unis et généralisées dans le monde, etc…). Adaptée aux enjeux du XXIème siècle, formalisée sur des bases reconnues, L’Engagement a baptisé cette vision économique : « eurokeynésianisme ».
PRÉAMBULE
L’eurokeynésianisme s’ordonne autour de considérations générales mais non exclusives :
– La prise en compte d’un moment de bascule historique : les États ou les sociétés ne choisissent pas en toute liberté leur modèle économique mais dépendent d’un contexte géopolitique et de forces dominantes qui le leur imposent sans beaucoup de marges de manoeuvre. En fonction des évolutions technologiques et de l'accès aux ressources, ces forces peuvent s’exercer de l’intérieur mais elles sont le plus souvent l’expression de rapports entre les puissances et les acteurs sur la scène mondiale qui dictent la nature des échanges internationaux et le choix de la monnaie de réserve. L’avènement d’un modèle économique résulte ainsi de la convergence historique de fractures politiques et sociales, de ruptures technologiques ou financières, de crises économiques et de bouleversements des équilibres stratégiques mondiaux.
– La nécessité d’un long combat politique : Toute société qui se croit généralement libre de décider par la loi de son destin, n'en ressort pas moins comme le produit de son modèle économique. Pour changer de société, il lui faut d'abord changer ce modèle en combattant résolument les forces qui le structurent et le soutiennent.
– Un clivage radical avec le libéralisme classique : Il n'y a que deux manières de piloter une économie de marché : soit on donne la préférence à l'offre et on est partisan d’une politique économique libérale classique, soit on donne cette préférence à la demande effective et on est partisan d’une politique keynésienne. Essayer de trouver une voie conciliant ces deux approches comme ont tenté de le faire certaines écoles économiques, ne conduit qu'à rebasculer dans le libéralisme orthodoxe en trahissant la pensée de Keynes.
– Une focalisation sur la question économique et sociale : Celle-ci constitue toujours le principal défi qu'une société moderne doit affronter. C’est pourquoi lorsqu’on change de modèle économique, toutes les problématiques sociétales qui n’étaient que le « reflet » du précédent, se résolvent ou s’aggravent progressivement selon la nature du nouveau.
– Le souci d’un choix judicieux d’alliance de classes : une société juste et apaisée ne saurait prospérer sur la seule alliance plus ou moins forcée entre les classes moyennes et les classes nanties ou riches. Ce type d’alliance appauvrit et marginalise les classes populaires, précarise voire déclasse les classes moyennes inférieures ou même centrales, renforce la richesse des rentiers et des plus aisés, ralentit voire annihile les espoirs de promotion sociale. Il accroît, de plus, la violence dans la société, les tentations extrémistes ou même révolutionnaires, et l’instabilité politique. Au contraire, une société équilibrée et juste doit reposer comme pendant les Trente Glorieuses, sur l’alliance des classes populaires avec les classes moyennes, y compris avec les classes moyennes supérieures. Ce contexte permet de débloquer la mobilité sociale et d’assurer des passerelles, des espaces de dialogue entre les différentes strates sociales, gages pour toute société et tout système politique d’un fonctionnement durable.
– L’importance de l’adéquation à une « doxa » et un « ethos » : Les peuples adhèrent d’autant mieux à un modèle économique que celui-ci correspond à l’esprit dominant qui les caractérise. Cette dimension culturelle s’explique par le fait que l’économie est intimement liée à une philosophie de la vie, à sa relation au travail ou à la richesse ; à une conception de la solidarité et de la justice sociale ; à des croyances, souvent d’essence religieuse et à des traditions qui s’inscrivent dans l’histoire. C’est pourquoi le modèle keynésien répond davantage aux aspirations des classes populaires ou moyennes européennes tournées vers une vision interventionniste et protectrice de l’Etat, tandis que le néolibéralisme anglo-saxon est davantage en phase avec la mentalité pionnière et hyper-individualiste nord-américaine.
CONTEXTES
Les eurokeynésiens de L’Engagement inscrivent leur modèle économique dans l'histoire contemporaine et dans l'histoire de la pensée économique en remontant aux origines du capitalisme moderne. Ils soulignent les basculements économiques successifs liés aux contextes de chaque époque :
1°) Le modèle libéral classique du XIXème siècle, qualifié de capitalisme sauvage, dominé par l'empire britannique jusqu'en 1880 et fondé sur la première révolution industrielle. Ce modèle, eu égard aux rapports de force entre les grandes puissances de l'époque, demeure protectionniste malgré les tentatives d'ouverture libre-échangistes de la Grande Bretagne (traité Cobden-Chevalier de 1860 avec la France). Il aboutira toutefois à renforcer les pactes coloniaux.
2°) Le modèle néoclassique fondé sur la deuxième révolution industrielle et soutenu par les grandes banques de 1880 à 1929. Il reste protectionniste car marqué par le rattrapage de la France mais surtout de l'Allemagne, des Etats-Unis et du Japon qui n'ont aucun intérêt à affronter trop ouvertement le marché mondial. On observe toutefois une première libéralisation des flux internationaux de capitaux. Ce modèle sombrera à la suite de la Première Guerre Mondiale dans une surproduction industrielle et une spéculation effrénée qui aboutiront au krach de 1929. Keynes en tirera cruellement les leçons en notant que les marchés sont généralement imparfaits et loin de s'autoréguler comme le prétendent les tenants de l'orthodoxie libérale.
3°) Le modèle keynésien : passés le New-deal et la Seconde Guerre Mondiale, les Etats-Unis, en grands vainqueurs, imposent à l'Occident meurtri un premier basculement de modèle économique vers le keynésianisme. La demande effective, gonflée par les besoins liés à la reconstruction en Europe et une vague de progrès technique, alimente en effet les profits des multinationales américaines. Le bloc occidental connaît une forte croissance alors que les pays sous contrôle soviétique stagnent. La domination du dollar sur le système monétaire international accroît cette suprématie mais un protectionnisme modéré, contourné par l'implantation de filiales américaines sur le sol européen, reste la règle. C'est l'époque des Trente Glorieuses, de 1945 à 1973, durant laquelle l’ensemble des gouvernements occidentaux appliquent des politiques économiques keynésiennes (ou parfois néo-keynésiennes) pendant que les néolibéraux marginalisés préparent leur revanche.
4°) Le modèle néolibéral : il s’impose comme une nouvelle interprétation du modèle néoclassique, enrichie de l’apport du courant monétariste puis de l’ordolibéralisme allemand, surtout présent dans les traités européens. Ce retour de l’orthodoxie économique inspirée de la Nouvelle économie classique, répond à la stagflation qui s’installe en Occident à la suite du premier choc pétrolier de 1973 et à la saturation apparente de ses marchés, telle qu’elle était ressentie à l’époque. Le marché mondial est alors perçu comme une formidable opportunité pour relancer la croissance et les profits dans un cadre libéralisé. L’État, ses réglementations, ses tendances protectionnistes et ses lois sociales deviennent des obstacles dans les pays occidentaux et industrialisés. Cette logique est rapidement étendue (par le Trésor américain, le FMI et la Banque mondiale) aux pays émergents à travers le « consensus de Washington » et ses plans d’ajustements structurels. Confronté à des querelles doctrinales violentes, le keynésianisme déchoit dans la pensée occidentale et fait figure de parenthèse sans lendemain. La plupart des responsables politiques et économiques, mais aussi les milieux universitaires ou médiatiques l’oublient et se convertissent à l’économie de l’offre. L’Organisation Mondiale du Commerce (OMC, née des accords de Marrakech en 1994) efface les dernières barrières qui entravent le commerce mondial, les États membres de l’Union Européenne libéralisent leurs marchés du travail, des capitaux, des biens et des services en mettant en place dès 1993 un marché unique largement ouvert aux importations. Un libre-échangisme s’installe progressivement sur la planète qui avantage les pays les moins disant en termes de prix, de conditions sociales ou environnementales mais qui fait aussi le jeu des pays les moins regardants en matière de démocratie et de liberté. Ce modèle est celui d’une mondialisation des échanges fondée sur des coûts de transport faibles et des chaînes de valeur globalisées à la recherche d’une optimisation maximale, dont les profits se réfugient dans des paradis fiscaux. Il s’est nourri d’une nouvelle exubérance des pays occidentaux après la chute du mur de Berlin. C’est celui-ci que l’on voit aujourd’hui se fracturer sous la pression de fortes tensions géopolitiques, en offrant aux européens l’opportunité d’un retour aux politiques de soutien à la demande effective.
PRINCIPES
L’Engagement souligne que le modèle néolibéral n’a jamais été le modèle abouti, unique et indépassable qu’une grande partie des élites politiques, industrielles, financières, universitaires ou médiatiques ont présenté. Tout laisse penser que nous sommes au contraire à la veille d’un nouveau basculement économique porté par l’isolationnisme américain ou le retour en grâce de la notion de souveraineté en Europe, du fait de la crise du Covid-19 et de la guerre russo-ukrainienne débutée en 2022. A cela s’ajoutent le souci d’autarcie du Parti communiste chinois, les besoins colossaux d’investissements technologiques (défense, spatial, intelligence artificielle) visant à garantir l’indépendance de chacun des acteurs ou les mesures à prendre pour lutter contre des distorsions concurrentielles liées à la décarbonation. Ainsi se redessine un monde qui devient inévitablement davantage protectionniste. Un nouveau cycle des relations internationales s’amorce favorisant l’émergence d’une deuxième révolution keynésienne.
Les conditions d’un retour des idées de Keynes en Europe sont d’autant mieux réunies que le monde multilatéral dominé par les Occidentaux, avec les Américains à leur tête, se fragmente sous la poussée d’un Sud global. Ce dernier, avec les BRICS+ associés à l’Organisation de coopération de Shanghaï, revendique dorénavant l’émergence d’un monde multipolaire sur lequel il entend exercer son hégémonie. Dans ce nouvel environnement géopolitique faisant naître des blocs politiques et commerciaux fortement rivaux, le régime des échanges mondiaux devrait évoluer vers une régionalisation qui nous éloignera du libre-échange hérité du néolibéralisme anglo-saxon. Cette hypothèse paraît d’autant plus probable que les Etats-Unis ont eux-mêmes condamné l’Organisation Mondiale du Commerce à l’impuissance en refusant de nommer leurs représentants à l’Organe de Règlement des Différends (ORD) chargé d’arbitrer les conflits commerciaux entre Etats.
De même, les eurokeynésiens considèrent que l’impératif de la transition écologique est incompatible avec un modèle néo/ordolibéral ouvert aux vents de la concurrence mondiale et axé sur un profit de marché court-termiste échappant au contrôle des États. Compte tenu de son coût et de sa durée, cette transition ne peut réussir que dans un cadre keynésien. Celui-ci a l’avantage de « domestiquer le marché » et, en relançant les barrières tarifaires (tarif douanier commun et taxe carbone aux frontières dans l’exemple de l’UE) comme non-tarifaires, de permettre la réalisation d’un marché intérieur décarboné.
Les eurokeynésiens dénoncent en même temps les politiques austéritaires menées depuis l’avènement de l’union économique et monétaire en 2002. Elles n’ont cessé de susciter précarité et pauvreté dans l’UE, tout en l’affaiblissant face à ses compétiteurs mondiaux (comme le montrent des écarts grandissant de compétitivité, d’innovation et de PIB entre les Etats-Unis et l’Europe). Les eurokeynésiens en rendent responsables certes l’emprise du « laissez-faire » sur les instances européennes, mais au moins autant l’ordolibéralisme imposé par l’Allemagne. Cette doctrine ne fait en effet qu’aggraver les politiques de l’offre par son obsession de l’équilibre des comptes publics et se montre contre-productive en amplifiant les cycles récessifs. Ainsi, la règle d’or du pacte budgétaire européen explique en partie le déclassement en cours de notre continent, alors même que la solution à ses défaillances repose à l’inverse sur une approche contra-cyclique, axée sur la demande effective.
FONDEMENTS THEORIQUES
Les eurokeynésiens de L’Engagement se rattachent à la mouvance postkeynésienne. Leur vision macroéconomique s’appuie sur l’existence de circuits économiques qui entretiennent des synergies génératrices de valeur, dans le cadre de politiques industrielles innovantes et territorialisées adossées à des filières. Ils insistent sur la nécessaire subordination de la politique de la concurrence à la politique industrielle et défendent comme fondamental le passage d’une économie de l’offre à une économie de soutien à la demande effective où le salaire n’est plus reconnu seulement comme un coût mais d’abord comme un revenu. Ils considèrent qu’en règle générale, l’ajustement automatique entre l’offre et la demande ne garantit jamais un optimum de satisfaction car les marchés sont par nature imparfaits et la concurrence y est souvent faussée. C’est encore plus vrai sur le marché du travail qui se trouve la plupart du temps en équilibre de sous-emploi plutôt qu’en équilibre de plein-emploi. Le chômage y est le plus souvent conjoncturel et involontaire. C’est pourquoi seul importe le niveau d’anticipation de la demande par les entrepreneurs qu’il faut si nécessaire élargir par des interventions ciblées de l’Etat. Celles-ci prennent la forme de relances par l’investissement, en comptant sur son effet multiplicateur, financées par le budget de l’État ou par une expansion monétaire, via par exemple une politique dite d’assouplissement quantitatif (« quantitative easing ») limitée à l’achat massif de titres d’emprunts publics.
Les eurokeynésiens adhérent d’ailleurs à la formule de Keynes sur la nécessité d’une « socialisation de l’investissement » et réclament une politique industrielle ambitieuse, comme une politique des revenus volontariste. Même si la courbe de Phillips se montre erratique et difficilement interprétable, ces derniers considèrent qu’une économie de bien-être doit donner la priorité à l’emploi plutôt qu’à la lutte contre l’inflation. Ils récusent cependant l’interprétation qu’en donnent les monétaristes et expliquent celle-ci par une rigidité le plus souvent de l’offre par rapport à la demande (inflation par la demande). L’inflation peut toutefois résulter de structures inadaptées ou de conflits pour le partage de la valeur ajoutée et être combattue par des plans de stabilisation ou de refroidissement (politique du « stop and go »). Ils insistent sur le rôle de la monnaie qui, loin d’être neutre, stimule par son accroissement le niveau de production et entraîne la baisse des taux d’intérêt. Ils expliquent la plupart des crises économiques par une insuffisance de l’investissement net qui, en tarissant sa contrepartie dans la comptabilité nationale qu’est l’épargne des ménages, pousse ces derniers à réduire leur consommation.
Comme les autres postkeynésiens, les eurokeynésiens remettent en cause la pertinence des règles néolibérales du commerce international, marqué par la déloyauté ou l’inégalité des échanges, et justifient la défense par un État de ses secteurs stratégiques. Ils légitiment les concepts d’autosuffisance ou de sécurité d’approvisionnement en les distinguant toutefois du nationalisme économique et mettent en garde contre des spécialisations trop poussées à la recherche d’avantages comparatifs qui se révèlent évolutifs et trompeurs. Reprenant un vieux débat qu’a connu la France au milieu des années 70, les eurokeynésiens affichent ainsi leur méfiance des « stratégies de créneaux » qui affaiblissent la cohérence du tissu industriel. Ils constatent surtout le poids que fait peser la « contrainte extérieure » frappant un pays lorsqu’il se rend trop dépendant de ses importations (par des choix erronés ou un manque de compétitivité) et le risque d’échec qui en découle pour les politiques de relance, comme ce fut le cas en France de 1981 à 1983. Ils en déduisent qu’une économie keynésienne ne fonctionne bien que dans une économie raisonnablement protégée mais s’efforçant de consentir les efforts permanents de modernisation et d’innovation nécessaires pour figurer en tête de la compétition internationale.
Les eurokeynésiens s’efforcent cependant d’adapter la logique keynésienne aux enjeux de notre époque. Conscients du travers productiviste pris durant les Trente Glorieuses, ils condamnent la décroissance générale mais préconisent une croissance douce et durable, compatible avec les impératifs de la transition écologique. Cela au contraire du néolibéralisme qu’ils estiment trop incontrôlable et perçoivent comme un destructeur aveugle de l’écosystème planétaire. Ils jugent pour cela important de s’attacher à redéfinir le calcul du produit intérieur brut et surtout à revoir son contenu, plutôt que d’accroître indéfiniment son niveau. C’est ainsi qu’ils préconisent un développement massif de l’économie circulaire, de l’écoconception, de l’économie sociale et solidaire, de l’écologie industrielle territoriale et d’une industrie comme d’une agriculture durables.
De même, s’ils combattent le modèle maastrichtien, ils reconnaissent toute son importance à la construction européenne en y transposant des politiques sociales unifiées par le haut, appuyées sur des relances économiques concertées entre les Etats partenaires, tenant compte de leurs spécificités nationales.
CADRE INSTITUTIONNEL
L’eurokeynésianisme est envisagé dans le cadre d’une Europe confédérale intégrant la zone euro, où des Etats souverains comme la France coopèrent, délèguent ou reprennent librement des compétences à un niveau supranational, dans le respect des traités et du droit européen. La primauté de ce droit sur les droits nationaux y serait tempérée par le rétablissement sous conditions de « lois-écran » postérieures aux traités (comme ce fut le cas en France avant les revirements jurisprudentiels de la Cour de Cassation en 1975 et du Conseil d’Etat en 1989), la possibilité à tout moment de négocier ou renégocier des « options de retrait » ou d’élever un conflit avec la Cour de Justice européenne en invoquant le principe d’une « identité constitutionnelle » propre à chaque Etat.
Cette confédération corrigerait certains des travers de l’UE en substituant une solidarité entre États partenaires à l’actuelle concurrence organisée entre eux par les traités et en homogénéisant le marché intérieur européen, grâce à des rattrapages structurels et une croissance durable équilibrée. Cela se traduirait par un budget, des investissements et un endettement communs (euro bonds) accompagnés d’un renforcement des ressources propres traditionnelles (RPT et taxes environnementales dont la taxe carbone aux frontières); par une harmonisation de la fiscalité de l’épargne et des impôts de production suivie de l’abandon des « paradis fiscaux » intérieurs (Irlande, Luxembourg, Pays-Bas, Malte) ; par la convergence des législations intra-européennes à caractère environnemental ou social (salaire minimum, durée du travail, retraite etc.) ; par une subordination de la politique de la concurrence à la politique industrielle ; et enfin par une union bancaire complète (mutualisation des garanties de dépôts).
Ces orientations supposent une modification de la nature des traités qui fondent actuellement l’UE, mais aussi du mandat de la Banque Centrale Européenne (BCE) et du fonctionnement du marché unique européen.
DESCRIPTION
L’adoption d’un modèle de type eurokeynésien, que l’on peut qualifier aussi de post-keynésien, apporterait des changements majeurs et mutuellement avantageux dans l’Union européenne. La course indifférenciée et instable à la croissance serait remplacée par une trajectoire maîtrisée, en conformité avec des impératifs de développement durable. En jouant sur le « stop and go », c’est-à-dire sur une alternance de périodes de stimulation de l’emploi (« go ») ou d’inflation puis de restriction lorsque les objectifs sont atteints ou dépassés dans ces domaines (« stop »), le niveau de croissance serait maintenu constant aux alentours de 1,5% à 2% l’an. Son contenu privilégierait les services, en principe moins gourmands en ressources, plutôt que les biens. La réindustrialisation en matière de consommation et d’équipements des ménages viserait le renouvellement des marchés et des produits en évitant leur extension incontrôlée. Les branches d’activité touchant aux infrastructures, aux entreprises stratégiques et de défense ou aux productions innovantes n’auraient pas à supporter ces restrictions, mais devraient respecter les impératifs de compétitivité, de protection environnementale et de sobriété d’une économie circulaire. Le vrai moteur de cette croissance eurokeynésienne serait la productivité du travail, nourrie à la pointe du progrès technique, appuyé par un appareil puissant de recherche, d’éducation et de formation, des efforts accrus de qualité, de ciblage des « prospects » et marchés, une meilleure insertion dans les écosystèmes productifs et innovants locaux, ainsi qu’une optimisation des processus d’organisation internes et de soutien public aux entreprises.
Autre changement, un modèle post-keynésien bouleverserait en Europe l’alliance dominante actuelle de classes. Celle-ci favorise les catégories privilégiées, encourageant la connivence des intérêts particuliers, la recherche absolue du profit et du rendement en dehors de toute autre considération (écologique, sociale, philanthropique, patriotique, etc…) et renforçant le poids des groupes de pression, la fraude à l’impôt voire la corruption, la rente au détriment de la production. Ce système néolibéral, proche de celui qui prévalait à la fin du XIXème siècle en Europe, transforme à Paris comme à Bruxelles, la démocratie en une ploutocratie arrogante qui se défie du suffrage universel, du contrat social et de l’intérêt général. Dans chaque Etat membre, grâce au renversement de modèle économique, les classes moyennes, y compris supérieures, renoueraient l’alliance avec les classes populaires qui prévalait depuis la seconde guerre mondiale. En permettant le redémarrage pour tous de l’ascenseur social, un tel progrès conduirait les peuples européens vers plus de concorde et de stabilité.
Concrètement, la mise en œuvre du modèle eurokeynésien s’organiserait autour de deux axes principaux : des relances concertées entre Etats européens et un commerce extérieur administré.
Les relances concertées le seraient strictement par l’investissement. Elles correspondent à la vision keynésienne de soutien à la demande effective et non à la seule consommation, pour éviter toute dégradation des balances commerciales des Etats membres. Elles correspondent aussi à la volonté d’une défense des secteurs stratégiques dans une optique de consolidation du marché intérieur. Elles seraient négociées puis décidées d’un commun accord entre les États, sur proposition de la Commission européenne (ou toute structure dédiée dans une architecture confédérale), et couvriraient trois hypothèses. La première, qui intéresserait l’ensemble des partenaires, répondrait aux besoins d’ajustement de l’appareil européen de production à ses enjeux environnementaux et technologiques ; au besoin d’adaptation de sa productivité comme de sa compétitivité ou encore répondrait à celui du développement d’infrastructures. La seconde hypothèse toucherait les grands investissements d’intérêt mutuel, notamment de reconquête ou de conversion industrielle (économie circulaire, écoconception, écologie industrielle territoriale), et enfin la troisième viserait à ce que les Etats-partenaires en équilibre de sous-emploi sur leur marché du travail retrouvent un équilibre de plein-emploi. Dans les deux premiers cas, les ciblages de l’investissement concerneraient des secteurs ou des branches particulières de l’économie européenne. Dans la dernière hypothèse, le ciblage profiterait aux États éligibles en leur octroyant, via la BCE et des euro-obligations, des lignes de crédit accompagnées d’une clause temporaire de sauvegarde en matière de commande publique, celle-ci étant orientée sur des secteurs exclus du calcul des déficits publics. Les décisions s’articuleraient sur des programmes pluriannuels, dont certains entrant dans une planification institutionnalisée.
Concernant les échanges internationaux, les eurokeynésiens condamnent les grands traités de libre-échange et leurs tribunaux d’arbitrage privés qui, trop souvent, asservissent les États aux intérêts des firmes multinationales. Ils remplaceraient ceux-ci par des traités commerciaux de cinq ans révisables, négociés entre l’UE et ses partenaires par branches ou secteurs, prévoyant des quotas et des normes assorties de « clauses miroirs ». Ces traités d’échange respecteraient une ligne générale privilégiant le marché intérieur européen par l’existence d’un Tarif Extérieur Commun (TEC), réajusté en fonction du respect de critères et d’objectifs sociaux et environnementaux, et par le renforcement des taxes carbone aux frontières, destinées à maintenir une juste concurrence avec le reste du monde. Les échanges relevant de biens ou de services par nature globalisés ou d’une coopération internationale ne seraient évidemment pas concernés par ces dispositions, sauf si certaines législations étrangères entretenaient des distorsions injustifiées de concurrence.
CRITIQUES
L’eurokeynésianisme rejette les mises en cause de l’efficacité des relances keynésiennes.
Il conteste aussi bien les thèses du « revenu permanent » que du « chômage naturel » que l’on doit à Milton Friedman ou à Edmund Phelps. Mais il condamne tout autant les prolongements théoriques néokeynésiens (« courant de la synthèse » ou « synthèse néoclassique ») de Paul Samuelson ou de John Hicks. La combinaison par exemple de « l’accélérateur d’investissement » et du « multiplicateur d’investissement » dans « l’oscillateur de Samuelson » aboutit à des relances par la consommation. Or celles-ci se révèlent plus problématiques que des relances par l’investissement comme le démontre l’échec de la politique socialiste de 1981-1983, et surtout moins adaptées à des relances concertées européennes car elles exposent trop facilement à des « fuites de débouchés » au profit des économies voisines. De même, les eurokeynésiens s’insurgent contre la reprise par les néokeynésiens de la théorie du « chômage naturel » à travers la formulation du NAIRU (« Non Accelerating Inflation Rate of Unemployment »). Ce dernier accrédite l’idée d’un seuil de chômage en dessous duquel il ne faudrait jamais descendre au risque d’une hausse de l’inflation, alors même qu’un tel seuil n’a jamais pu être calculé précisément. Celui-ci a en outre été contredit par les faits (en 1999, le chômage aux Etats-Unis est ainsi tombé à 4% en franchissant plusieurs barrières de NAIRU sans provoquer d’inflation).
En fait, selon les eurokeynésiens, ces thèses, comme celles du « modèle IS/LM » ou de la « théorie du déséquilibre », incapables d’intégrer les anticipations des acteurs dans leurs approches économétriques, ne font que trahir de vaines tentatives de rapprochement entre des visions néoclassique et keynésienne par nature irréconciliables.
Concernant des débats plus contemporains, les eurokeynésiens notent que la théorie de Robert Barro (nouvelle déclinaison de « l’équivalence ricardienne ») selon laquelle les acteurs économiques seraient capables d’anticiper une hausse d’impôts conséquemment à une relance budgétaire au point de préférer épargner plutôt que consommer en cassant les effets positifs de cette dernière, n’est ni réaliste ni vérifiée. Cette théorie n’est pas réaliste car elle suppose un degré de rationalité des agents économiques très peu crédible. Elle n’est pas non plus vérifiée car toutes les études économétriques sur le sujet se révèlent largement contradictoires. Même la réponse de la « nouvelle économie keynésienne » à travers son « modèle keynésien à effet de seuil » leur semble inadaptée. Dans les deux cas, les eurokeynésiens observent qu’on a affaire à des postulats qui exagèrent le mythe de « l’homo oeconomicus » ou s’appuient sur la notion bien fragile de « seuil psychologique ». Face à des « comportements ricardiens » jamais démontrés, les eurokeynésiens opposent les résultats solidement documentés de multiples relances dans le passé qui ont montré sans conteste les résultats « plus que proportionnels » du multiplicateur d’investissement.
Les eurokeynésiens répondent par ailleurs aux nombreuses polémiques que suscite un retour du keynésianisme, plus spécialement lorsqu’il est envisagé à l’échelle européenne.
« Le multiplicateur d’investissement rencontrerait dans la pratique tellement d’obstacles que le coût des relances serait injustifié au regard de la baisse induite du chômage. » A cela les eurokeynésiens rétorquent que si des obstacles affaiblissent parfois le coefficient multiplicateur, le résultat de relances bien conduites (c’est-à-dire en économie sous faible contrainte extérieure, grâce à un protectionnisme socio-écologique raisonné, et en surcapacités productives) a toujours favorisé significativement le plein-emploi.
« La reconstruction de l’après-guerre terminée, les infrastructures modernes achevées, les aspirations premières des ménages satisfaites, le keynésianisme ne pourrait plus s’appuyer sur un volume d’investissement suffisant pour relancer les économies. » C’est oublier bien vite, répliquent les eurokeynésiens, les énormes besoins d’investissement que nécessitent la transition écologique, la conversion numérique, l’avènement des nouvelles technologies ou le renouveau des services publics, sans compter les rattrapages liés à l’accumulation des inégalités sociales.
« Le keynésianisme supposerait également de disposer des marges d’endettement budgétaire que personne en Europe ne possède plus. » À cette objection, les eurokeynésiens répondent que, dans leur modèle, un éventuel endettement ne relèverait que de la part mutualisée sur décision commune des partenaires, dans le cadre des nouveaux traités, et remboursable solidairement. Les lourds endettements passés de chacun des Etats resteraient de leur propre responsabilité et eux-seuls continueraient à les rembourser. Cela leur serait facilité par la faiblesse de l’endettement consolidé européen (6% du PIB de l’Union en 2024) et l’excellence de la signature de l’UE (caution de fait) sur les marchés financiers.
« On doute que des États européens en équilibre de plein-emploi accepteraient de payer des relances qui ne profiteraient qu’à leurs partenaires en équilibre de sous-emploi ; et ce alors que ces derniers pourraient faire les efforts de compétitivité nécessaires pour retrouver le plein emploi sans avoir à les solliciter. » À cela les eurokeynésiens répondent que, dans un marché unique recentré sur son commerce intra-zone (les exportations extra-européennes ne servant plus autant qu’aujourd’hui d’échappatoire), les échanges relèveraient d’un jeu à somme nulle : les déficits des uns expliqueraient seuls les excédents des autres. Outre que l’obligation de solidarité ressortirait des nouveaux traités, un État en équilibre de plein-emploi chercherait sûrement à préserver ses débouchés, en veillant à ce que le chômeur du pays voisin redevienne pour lui un consommateur. Tous les États membres profiteraient en fin de compte de ces relances ciblées. Celles-ci finiraient par entraîner une convergence générale du marché unique, au lieu des déséquilibres inquiétants que l’on observe depuis l’élargissement de l’UE à douze pays entre 2004 et 2007.
Les adversaires de ce modèle avancent aussi que, « dans le cadre d’un régime européen d’échanges administrés avec le reste du monde accompagné de relances concertées, le niveau des prix augmenterait fortement ». Certes reconnaissent les eurokeynésiens, ce niveau s’élèverait : l’alimentation, plus saine car dépolluée, coûterait plus cher, comme d’ailleurs beaucoup de biens auparavant importés ou servis par des pratiques de dumping. Mais trois observations contredisent ce risque :
1°) la robotisation des chaînes de production et le progrès technique atténueraient l’augmentation des coûts de fabrication ;
2°) le relèvement des salaires, à nouveau possible grâce à des hausses constantes de productivité, viendrait progressivement compenser la montée initiale des prix ;
3°) les biens non soumis à une obsolescence programmée - dans une société devenue sobre - seraient sûrs, réparables, recyclables et finalement plus économiques, en termes de valeur d’usage.
Des critiques portent enfin sur le découplage vis-à-vis du monde en développement qu’engendrerait ce retour européen au keynésianisme. Elles soulignent que la mondialisation néolibérale a tiré des millions de personnes de la misère et que cette dynamique pourrait s’affaiblir. Mais pour les eurokeynésiens, c’est oublier que l’essentiel des richesses a profité à des multinationales et des classes dirigeantes prédatrices, voire kleptocratiques tandis que des millions de personnes ont sombré dans la pauvreté, la précarité et ont connu un environnement dégradé. Une Europe organisée autour d’une économie relativement protégée n’aurait aucun intérêt à se détourner égoïstement des pays les moins avancés (PMA) ou à revenu intermédiaire. Elle pourrait à l’inverse utiliser sans crainte de nouvelles concurrences, des transferts raisonnés de technologie, basés sur des conventions fructueuses de coopération qui remplaceraient des accords trop souvent inégaux.
Quant à l’argument souvent avancé par les néolibéraux du « doux commerce » globalisé qui éloignerait définitivement le risque de guerre sous le règne d’une « mondialisation heureuse », les eurokeynésiens en relèvent la fausse naïveté en pointant les conflits militaires en cours et les risques de confrontation exacerbés par les dangereuses rivalités entre l’Occident et des Empires renaissants.
Le Bureau National de L’Engagement.
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