Témoignage d'un engagé en Ukraine
Shannon Beck est enseignant au lycée français de Kiev en Ukraine. Doctorant en histoire, il a vécu au Kazakhstan et au Bangladesh. Shannon est le référent de l'Engagement pour les affaires étrangères et nos outre-mer. Il témoigne de la vie quotidienne à Kiev en ces temps dramatiques.
Depuis que je suis arrivé à Kiev (les Ukrainiens aimeraient qu’on appelle leur capitale Kyiv dorénavant), la première question qu’on me pose ici quand je rencontre quelqu’un est généralement :
« Mais tu n’as pas peur d’être ici ? »
Et moi de répondre de mon verbe le plus stoïque :
« J’ai conscience du danger, donc je n’ai pas peur. Je suis content d’être là. »
Généralement, c’est-à-dire en soirée, et avec le couvre-feu de minuit la soirée commence tôt et se termine très brutalement, les rencontres se nouent dans une ambiance plutôt détendue. L’atmosphère est propice à de douces et fulgurantes épiphanies que ce soit parmi les mouvements de bassin dans des bars dansants, invités chez des amis d’amis à brûle-pourpoint ou plongé dans les lueurs lancinantes de quelque milieu underground électronique. Dans ce cadre chaleureux, je rebondis en demandant :
« Et toi, tu as peur là, maintenant ? »
« Non, bien sûr, ça va. »
Eh oui, tout va bien. C’est plutôt le moment de profiter d’un peu de répit, après le travail, entre deux alertes aériennes, maintenant que la nuit tombe. Pas le moment de regarder d’effroyables vidéos virales. Peut-être plus tard on se confiera des choses, si on s’accorde un peu d’intimité.
Quand les missiles sifflent à l’aurore je n’en mène parfois pas large. Caché sous mon drap comme un enfant méfiant de monstres imaginaires dans le noir de sa chambre, je rentre vite ma jambe dessous la couette, sait-on jamais. Je fais rire ma collègue et nous maudissons les Russes de ne pas avoir attaqué plus tard, on aurait pu rester au lit !
On sort à Kyiv le soir comme on sort prendre un verre dans n’importe quelle autre ville, avec les mêmes désillusions, le même enthousiasme juvénile. Mais peut-être qu’on prend plus de plaisir à rencontrer des gens qui vivent sous le même ciel menaçant, peut-être que ça force l’empathie de savoir tout de suite que, ce qui peux t’arriver, peut m’arriver, que le même destin peut nous écraser. C’est en tous cas avec malice que nous courons le soir à minuit moins dix comme Cendrillon sans sa chaussure.
Ce matin un des collègues ukrainiens n’est pas là, le chef lui a donné deux jours de congé pour profiter de son papa avant qu’il ne parte au front. La nouvelle vient de tomber, c’est pour lui. 55ans, à recevoir de la famille et des amis de quoi s’équiper pour une drôle d’aventure. Alors que les sirènes retentissent j’imagine leurs embrassades et j’ai le souvenir fugace d’avoir lu qu’Apollinaire fut touché à la tempe par un éclat d’obus en lisant le Mercure de France dans une tranchée de première ligne… « Obus-roi » oui, et son dauphin le prince drone.
Quand je pense que les Ukrainiens ont su repousser en bonne partie l’occupation qui les menaçait, je m’enorgueillis d’être parmi ce peuple dont le sursaut national me rappelle toute la force d’âme d’un certain Charles. J’espère qu’ils ne connaîtront jamais la solitude de Paul Reynaud.
Shannon Beck
(c) photo Shannon Beck : Kyiv mars 2024 : scène quotidienne, musiciens de rue devant Zoloti Vorota, un militaire se promène avec ses amis.
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